Au chevet d’une démocratie malade

Despotisme au parlement wallon, complots d’extrême droite en République fédérale d’Allemagne, corruption  au parlement européen… Petite réflexion sur l’Etat de droit, ses poisons et ses remèdes.

Dictature, complots et corruption au coeur de la démocratie

Au moment où la RTBF diffusait sur la Une, le mercredi 7 décembre 2022 en soirée, son magazine “Investigation” dédié à l’affaire du greffier du parlement wallon, le parquet fédéral allemand annonçait la fin d’une opération de démantèlement d’une cellule d’extrême droite qui, semble-t-il, préparait ni plus ni moins qu’un coup d’Etat en République fédérale, avec prise d’assaut du Bundestag et renversement du gouvernement démocratique. Deux jours plus tard, le vendredi 9 décembre, le parquet fédéral belge annonçait qu’une quinzaine de perquisitions avaient été menées à Bruxelles dans le cadre d’une enquête fondée sur des soupçons de corruption de membres ou employés du parlement européen, dont l’un de ses vice-présidents, Mme Eva KAILI, actuellement inculpée et placée sous mandat d’arrêt.

« In a better world »

La concomitance de ces événements fait resurgir le souvenir d’un film remarquable de la réalisatrice danoise Susanne BIER: In a better world (Revenge), récompensé en 2010 et en 2011 par un Oscar du meilleur film de langue étrangère et un Golden Globe du meilleur film étranger. Deux histoires s’y déroulent parallèlement. Un jeune garçon, Christian, revient au pays après la mort de sa mère et se lie d’amitié avec Elias, un autre jeune garçon dont les parents sont en crise. Le père d’Elias, médecin, vit au Soudan la moitié de l’année. Il y répare dans un camp de réfugiés les corps mutilés de femmes victimes d’extrêmes violences. Pendant son absence, son fils est harcelé à l’école. Christian, son ami, prend sa défense mais est agressé à son tour. Revenu du Soudan, le père d’Elias intervient pour mettre fin à une bagarre impliquant son petit frère, et il reçoit une gifle du père de l’agresseur. Christian et Elias, qui assistent à la scène, ne supportent pas de voir le père d’Elias renoncer à se plaindre à la police. Ils décident de fabriquer une bombe pour faire sauter la voiture de l’auteur de la gifle. Au moment où la bombe est sur le point d’exploser, Elias voit s’approcher une femme poussant un landau. Il se précipite pour la mettre à l’abri, la sauve, mais subit de plein fouet le souffle de l’explosion. Confronté au risque de perdre son ami et aux reproches de la mère de ce dernier, Christian songe à se suicider mais est sauvé par le père d’Elias, qui lui apprend qu’il s’en tirera.

Graines de violence

La grande force du film tient au rapprochement de ce qu’on pourrait appeler une violence de cour de récréation avec la violence rencontrée au Soudan dans un camp de réfugiés. Il montre avec grand art le lien, la parenté entre la violence que chacun peut rencontrer dans le quotidien d’un Etat de droit, et la violence lourde à laquelle sont confrontés des civils dans des régimes autocratiques ou des pays agités par les luttes de pouvoir. Différence de degré, sans doute, mais identité de nature.

Sous des apparences banales (on en rit déjà dans certaines émissions de radio), l’affaire du greffier du parlement wallon paraît bien emblématique des menaces qui commencent à peser sur l’Etat de droit. Qu’un haut fonctionnaire puisse disposer d’un tel pouvoir, d’une telle autonomie au sein même de l’une des institutions de l’Etat les plus plus représentatives de son orientation démocratique, qu’il puisse faire régner la terreur sur ses subordonnés, au point de les déshumaniser, de leur faire perdre toute estime d’eux-mêmes et de les pousser au désespoir tout en bénéficiant dans le même temps de l’admiration du politique pour son efficacité, que pareille situation ne puisse être révélée qu’au prix d’un enregistrement et par voie de presse, cela ne laisse pas d’inquiéter.

Le leader et la masse

Dans son ouvrage “Ci-gît l’amer” (2019), qui est axé sur la question du ressentiment et de son influence sur l’âme humaine et sur les sociétés, la philosophe et psychanalyste Cynthia FLEURY suggère que  la violence n’est pas imputable aux seuls meneurs, pas plus que la corruption n’est le privilège des dirigeants. Il existe un lien étroit entre la santé individuelle et la santé collective. Dans la partie médiane de son ouvrage, l’auteure s’attaque aux sources psychiques du ressentiment collectif (“le fascisme en moi”): “Si l’individu, écrit-elle, renonce à retrouver son énérgie vitale originelle, à faire sujet, à résister à la tentation infantile du patriarcat, et substitue à la satisfaction réelle une satisfaction fantasmée, voire mystique et punitive pour celui qui tente l’aventure de l’émancipation, si l’individu cède à son angoisse de néant, alors il finit par héberger le fascisme dans son propre Moi, lequel très logiquement se tournera, dans sa version plus collective, vers un fascisme politique, incarné par un leader faussement charismatique, lui permettant de vivre au rabais son idéal de toute-puissance refoulé.”

Cynthia FLEURY montre encore que les mouvements fascistes exploitent le ressentiment de tous ceux qui, inconsciemment, épousent le statut de victimes et s’y complaisent. Le fascisme se nourrit d’une déresponsabilisation de tous ceux qui, renonçant au discernement, peinant à s’individuer, à se distinguer, restent dans la fusion et finissent par s’agglomérer en une masse informe d’individus démissionnaires, plaintifs et révoltés.

« Heureux les somnolents, car ils s’assoupiront bientôt »

Dans son interview accordée au journal Le Soir du jeudi 8 décembre 2022, Antonio SCURATI dont le roman “M. L’homme de la providence”, a été récemment couronné par le prix du Livre européen, souligne que “Nous appartenons au petit morceau d’humanité le plus riche, le mieux nourri, le mieux vêtu, le plus protégé, notamment en termes de santé publique, cela comme jamais dans l’histoire de l’humanité”, et que “tout cela a suscité, comment dire, un ramollissement moral et spirituel.”

Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine on commence, aujourd’hui, à prendre la mesure de ce ramollissement qui pousse à la fusion, à l’abandon, à la renonciation à “faire sujet”, à se complaire dans l’état de victime ou dans celui de créancier, ramollissement puissamment encouragé par le logiciel néolibéral auquel personne n’échappe tout à fait, quelle que soit son orientation politique, parce qu’il constitue le fond idéologique actif de nos sociétés.

Le dictateur et son entourage

Interrogé sur ce qui l’a le plus marqué à la lecture de l’ouvrage de SCURATI, Tiago RODRIGUES, président de la 16e édition du prix du Livre européen, évoque la cécité de l’entourage du dictateur. “L’infrastructure totalitaire se nourrit, dit-il, d’une espèce de cécité de la peur, mélange de lâcheté des voyants et d’aveugles emportés par le charisme et la démagogie. C’est surtout dans cet entourage qu’on retrouve notre temps présent et pas nécessairement dans la personne de Mussolini, sa rhétorique et ses actions qui nous montrent l’histoire du XXe siècle et l’essence – le parfum – du fascisme. Mais l’’eau de cologne’ du fascisme, qu’on sent encore au XXIe siècle en Europe, on la retrouve dans l’entourage.”

Par cette pertinente dénonciation du rôle de l’entourage dans la montée des fascismes, T. RODRIGUES rejoint SCURATI, Cynthia FLEURY et tous ceux qui, dans le contexte d’après-guerre, ont voulu rompre avec le réflexe consistant à concentrer la responsabilité des abus sur la seule personne de l’autocrate et à passer sous silence la responsabilité propre de chacun des individus constituant cette masse qui finit par se laisser guider par le bout du nez, soulagée qu’elle est de pouvoir ainsi régler, souvent au détriment de boucs émissaires, les conséquences d’une frustration profonde et d’un narcissisme blessé.

Réapprendre la lutte et la vigilance

La leçon à tirer des événements récents est sans doute surtout là. L’individuel et le politique s’influencent mutuellement. Par son originalité, son inventivité, l’individu enrichit la collectivité, par sa paresse il la laisse à elle-même et aux autres, par son ressentiment il l’empoisonne. En retour, une collectivité saine offre à l’individu le cadre, la sécurité, l’ensemble des conditions que requiert sa croissance, une collectivité déliquescente le corrompt ou l’empêche d’accéder à la plénitude de ses capacités. « Aujourd’hui comme il y a cent ans, dit Antonio SCURATI (journal Le Soir du 8 décembre 2022), la démocratie est toujours la lutte pour la démocratie, l’histoire est toujours la lutte pour l’histoire. » Mais ce n’est là qu’une projection, au niveau collectif et historique, du travail requis de tout individu pour accéder à la qualité de sujet et d’être humain: on le devient, on ne l’est pas d’entrée de jeu. Il faut, pour cela, consentir un effort non négligeable de défusion, de distinction, d’acceptation d’une certaine solitude, d’acquiescement aux limites qui, tout en cantonnant, donnent forme. Un effort de vigilance constante également.

Démissionner, c’est reconnaître la gravité d’une situation

On comprend donc difficilement la résistance du Bureau politique du parlement wallon et de son président à démissionner: il y aurait de la grandeur à reconnaître qu’on a failli en termes de vigilance et de contrôle, et l’on ne voit guère de reconnaissance plus éloquente de la gravité d’une situation que celle que traduirait une démission en pareille circonstance, pour repartir d’un meilleur pied.