Bail à ferme wallon: nouvelle inconstitutionnalité du décret

Nouvelle violation de la Constitution pour le décret wallon du 2 mai 2019 sur le bail à ferme, en ce que les preneurs titulaires de baux conclus avant l’entrée en vigueur du décret n’ont pas la possibilité de donner date certaine à leur bail, lorsqu’il en est privé.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 2 mars 2023 et ses suites

Le décret du Parlement wallon du 2 mai 2019 modifiant diverses législations en matière de bail à ferme est le fruit d’un effort de concertation remarquable, mais il a été adopté sous la pression d’une fin de législature, à un moment où la matière, patiemment élaborée, pouvait tirer profit d’un ultime travail de vérification et de mise en forme. Un premier arrêt de la Cour constitutionnelle a amené le législateur wallon à revoir les dispositions transitoires du décret (Cour constitutionnelle, arrêt n° 32/2023 du 2 mars 2023), la Haute Cour ayant considéré que le sort des baux écrits qui étaient en cours le 1er janvier 2020, date d’entrée en vigueur du nouveau régime, avait été perdu de vue (voy. l’article publié le 12 mars 2023 dans le présent blog). En exécution de cet arrêt, le législateur s’est remis au travail et, par un décret du 12 octobre 2023, il a aligné le sort des baux écrits sur celui des baux oraux (voy. Renier, P., « Le postulat du législateur rationnel: dérive mytho-logique ou principe de charité », in J.L.M.B. 2023/39, pp. 1757-1762).

Nouveau renvoi devant la Cour

Nous avions fait écho, dans ce blog, à un jugement du Tribunal civil de Charleroi qui, le 7 juin 2023, avait de nouveau saisi la Cour constitutionnelle de deux question préjudicielles concernant l’article 55 réformé de la loi sur le bail à ferme et l’article 52, alinéa 1er du décret wallon du 2 mai 2019. En substance, il s’agissait de savoir si, en limitant aux titulaires de nouveaux baux, à l’exclusion des titulaires de baux en cours, le nouveau droit d’agir en rédaction forcée d’un écrit (Loi b. à f., Rég. wall., art. 3, § 1er, al. 3), le législateur wallon ne privait pas injustement les preneurs titulaires de baux en cours de  la possibilité de procurer date certaine à leur bail et d’échapper, du coup, au risque d’un congé donné par l’acquéreur du bien loué dans les trois mois de son acquisition.

La réforme wallonne du bail à ferme et le régime de la preuve du bail

La réforme wallonne du bail à ferme se distingue notamment par l’accent que le législateur a tenu à mettre sur l’importance de l’écrit. Ce n’est pas que ce moyen de preuve n’était pas déjà jugé important: la loi sur le bail à ferme du 4 novembre 1969 prévoyait, en son article 3 consacré à la preuve de l’existence et des conditions du bail, que « Le bail doit être constaté par écrit ». Mais elle ajoutait aussitôt:  » A défaut de pareil écrit, celui qui exploite un bien rural pourra fournir la preuve de l’existence du bail et de ses conditions par toutes voies de droit, témoins et présomptions compris ».

Sans faire du contrat écrit une forme solennelle prescrite à peine de nullité,  le législateur wallon a renforcé l’exigence de l’écrit, notamment en modifiant l’article 55 de la loi sur le bail à ferme. Cette disposition, bien connue, assurait la continuité du bail et son opposabilité entière à l’acquéreur en cas d’aliénation du bien loué. L’acquéreur, y lisait-on, est subrogé aux droits et obligations du bailleur. La règle valait pour tous les baux, qu’ils fussent écrits ou oraux.

Importance de la « date certaine »

Le décret wallon du 2 mai 2019 réserve désormais cet avantage aux preneurs titulaires de baux écrits dotés d’une date certaine, mais curieusement le droit d’exiger la rédaction d’un écrit a été expressément limité, par l’article 52, alinéa 1er du décret wallon, aux seuls titulaires de nouveaux baux conclus après l’entrée en vigueur du décret. Impossible donc, pour les preneurs titulaires de baux conclus avant cette entrée en vigueur, de donner date certaine à leur convention. Du coup, les voilà à la merci de la nouvelle règle ajoutée à l’article 55 de la loi: dans les trois mois de son acquisition, l’acquéreur a le droit de donner congé avec un préavis réduit à six mois. Il fallait donc s’attendre à ce que la Cour constitutionnelle juge la situation discriminatoire.

L’arrêt du 16 mai 2023

Par son arrêt n° 53/2024 du 16 mai 2023, la Cour décide que:

« L’article 52, alinéa 1er, du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019 « modifiant
diverses législations en matière de bail à ferme », lu en combinaison avec l’article 55, alinéa 2,
de la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II,
de l’ancien Code civil, tel qu’il a été modifié par l’article 41 du décret du 2 mai 2019, viole les
articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que les preneurs d’un bail oral conclu avant l’entrée
en vigueur du décret du 2 mai 2019 précité, soit le 1er janvier 2020, sont exclus de la possibilité
de faire usage du nouvel article 3, § 1er, alinéa 3, de la section 3 (« Des règles particulières aux
baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, de l’ancien Code civil pour conférer date
certaine à leur bail. »

Pour la Haute Cour,

« Le fait que l’acquéreur puisse, conformément à l’article 55, alinéa 2, de la
loi sur le bail à ferme, mettre fin au bail pour les motifs et dans les conditions visés à l’article 7,
moyennant un congé de six mois, produit des effets disproportionnés pour le preneur qui s’est
trouvé dans l’impossibilité absolue, préalablement à l’aliénation du bien loué, de conférer date
certaine au bail, en particulier parce qu’il s’agissait d’un bail oral conclu avant l’entrée en
vigueur du décret du 2 mai 2019, et qui, au moment de la conclusion du bail, ne pouvait pas
prévoir qu’une telle résiliation pourrait avoir lieu, avant l’expiration du bail, sur la base d’une
modification ultérieure du régime décrétal. »