Bail à ferme wallon: retour à la Cour constitutionnelle

Un jugement du tribunal civil de Charleroi invite de nouveau la Cour constitutionnelle à vérifier la constitutionnalité du décret wallon du 2 mai 2019 réformant le bail à ferme.

La vente du bien loué, un moment critique

La vente du bien loué est toujours un moment critique pour le preneur, raison pour laquelle il dispose, en règle, d’un droit de préemption. Mais entre lui et la partie bailleresse, il faut assurer un certain équilibre. La loi impose au notaire chargé de la passation de l’acte d’en notifier le contenu au preneur, en manière telle qu’il puisse connaître toutes les conditions de la vente. Seule l’identité de l’acquéreur peut être celée, pour éviter les tentations de spéculation. Qui va acheter? Quelle est la profession de l’acquéreur? Sera-t-il en mesure de notifier un congé en vue d’exploiter personnellement? Au preneur de procéder à un calcul de risque, et d’acheter s’il en a la possibilité et s’il le juge prudent: à conditions égales, il sera préféré.

L’opposabilité complète du bail désormais réservée aux baux à ferme écrits dotés d’une date certaine

Et s’il n’achète pas? Sous l’ancien régime, le changement de propriétaire consécutif à l’aliénation du bien loué n’avait aucune conséquence juridique: l’acquéreur était purement et simplement subrogé aux droits et obligations du bailleur, et le bail se poursuivait comme si de rien n’était. Telle est encore la règle aujourd’hui en Région flamande et en Région de Bruxelles-Capitale. En Région wallonne, par contre, les choses ont changé. Dans sa volonté de promouvoir la conclusion de baux écrits là où le recours aux baux verbaux dominait largement, le législateur wallon a décidé de réserver désormais le bénéfice de l’ancienne règle aux baux écrits dotés d’une « date certaine », c’est-à-dire aux baux dont la date de conclusion ne fait aucun doute, soit qu’elle ait été authentifiée par le recours à l’acte authentique, soit que le bail ait été enregistré, soit que le décès d’une des parties rende certain que le contrat a été conclu au plus tard le jour où la mort a frappé. Pour les autres baux l’acquéreur peut désormais donner congé pour motif d’exploitation personnelle dans les trois mois de l’acquisition, avec un simple préavis de six mois. Et encore faut-il que le bail n’ait pas été conclu moins d’un an avant l’acquisition, car dans ce cas il n’est même pas opposable à l’acquéreur, qui peut demander l’expulsion.

L’action en rédaction forcée d’un écrit est réservée aux nouveaux baux à ferme

Pour mettre le preneur dont le bail n’a pas de date « certaine » à l’abri de ces risques, le décret wallon du 2 mai 2019 lui offre la possibilité d’exiger la rédaction d’un écrit, d’abord en y invitant son bailleur, puis en saisissant le juge de paix de sa demande à défaut d’une réponse positive. Mais curieusement, alors qu’il est inspiré par la volonté de promouvoir les baux écrits, le décret wallon du 2 mai 2019 réserve ce droit aux seuls baux conclus après l’entrée en vigueur du décret.

Quid des baux à ferme en cours?

Et voilà deux couples de copreneurs qui, alors qu’ils jouissaient tranquillement de leur bail depuis de nombreuses  années, se voient tout à coup invités à déguerpir dans les six mois par deux nouveaux propriétaires, l’un d’eux souhaitant exploiter personnellement. Ils contestent le congé, considérant que l’article 55 réformé n’est pas applicable aux baux qui étaient en cours au moment de l’entrée en vigueur du décret wallon et que, s’il l’était, il en résulterait que les preneurs titulaires d’un tel bail se retrouveraient injustement dans une position moins favorable que celle des preneurs dont le bail serait né sous l’empire du nouveau décret.

Le jugement du tribunal civil de Charleroi

Dans un jugement tout récent du 7 juin 2023,  le Tribunal de première instance du Hainaut, division de Charleroi, se déclare sensible à cette position et soumet à la Cour constitutionnelle une double question préjudicielle sur la conformité aux articles 10 et 11 de la Constitution de l’articles 55 de la loi réformée sur le bail à ferme et de l’article 52, alinéa premier du décret wallon.

Le lecteur trouvera ci-dessous un extrait du jugement:

 » Dans le régime actuel, dans la mesure où l’article 55, alinéa 2 de la loi sur le bail à ferme, tel que modifié par le décret du 2 mai 2019 serait considéré, à défaut de disposition transitoire spécifique, comme étant d’application immédiate aux baux en cours à dater de l’entrée en vigueur de cette modification, les preneurs de baux verbaux, et n’ayant donc pas date certaine, en cours à cette date d’entrée en vigueur ne paraissent pas avoir la possibilité raisonnable et effective de donner date certaine à leurs baux verbaux en les transformant en baux écrits dans les conditions prévues à l’article 3, § 1, alinéa 3 de la loi sur le bail à ferme telle que modifiée par l’article 4 du décret du 2 mai 2019 et ainsi d’éviter l’éventuelle mise en oeuvre, par un acquéreur de la parcelle prise en location par eux, du congé nouvellement prévu à cet article 55, alinéa 2. »

Conclusion

Ainsi la Cour constitutionnelle va-t-elle être amenée, pour la seconde fois, à examiner la constitutionnalité d’un décret qui, adopté à la hâte en fin de législature, n’a sans doute pas bénéficié, dans son volet proprement juridique, de l’examen critique qui, pourtant, constitue l’un des premiers moyens, sinon le premier, de diminuer un contentieux jugé, dans la matière du bail à ferme, trop important.

Cù u tempu matùranu e nèspule, disent les Corses: les nèfles arrivent à maturité avec le temps.