Revue de droit rural 2018: recension du n° 2

Un numéro de la Revue de droit rural dense où s’illustre et se confirme la spécificité de ce droit, qui s’est progressivement détaché du droit civil pour faire la part belle au droit commercial, au droit public, au droit administratif et au droit européen.

 

1) Jurisprudence de droit rural: questions de droit administratif et de contentieux (Contentieux des aides agricoles: à qui s’adresser? – Prescription des décisions – conditionnalité et principe de légalité – droit de la concurrence et exception agricole, force probante des données récoltées par l’organisme payeur, superficies maximales de rentabilité et conflits de compétences entre le Fédéral et le Régional)

 

Contentieux des aides agricoles, régime de la prescription dans l’application de la PAC, conditionnalité, droit de la concurrence et exception agricole, force probante des données récoltées par l’organisme payeur, superficies maximales de rentabilité, telles sont les six questions qu’aborde notre confrère liégeois Antoine GREGOIRE dans une étude dense et particulièrement bienvenue pour les praticiens, qu’il consacre à quelques « questions de droit administratif et de contentieux ».

 

  1. Le contentieux des aides agricoles donne tout d’abord prétexte à revoir les règles et critères qui permettent de savoir à qui s’adresser, du Conseil d’Etat ou des juridictions de l’ordre judiciaire, lorsqu’on est confronté à un refus d’accorder des aides agricoles ou à une demande de remboursement. La question, déjà complexe en elle-même, l’est rendue plus encore depuis la dernière réforme des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat qui donne à la haute juridiction administrative un pouvoir de substitution. Les réflexions de l’auteur le font passer par une intéressante et fort opportune réflexion sur la nature juridique des aides agricoles.
  2. L’étude se poursuit avec une réflexion sur les régimes de prescription, toujours dans la matière des aides agricoles et de la conditionnalité. L’auteur part de la règlementation « horizontale » de droit européen, celle qui donne le cadre général applicable aux différents domaines couverts par la politique agricole commune, et particulièrement du règlement (CE) n° 2988/95 ayant pour objet l’harmonisation des modalités de gestion décentralisée et des systèmes de contrôle par les Etats membres lors de la mise en oeuvre de la politique agricole commune. Ce règlement prévoit en effet en son article 3 que le délai de prescription pour la poursuite de ce qu’il faut entendre comme une irrégularité au sens du règlement est de quatre ans, sauf règlementation sectorielle prévoyant un délai plus court, pourvu qu’il ne soit pas inférieur à trois ans. Ainsi le Règlement (UE) n° 65/2011 de la Commission du 27 janvier 2011 prévoit-il, pour les aides du deuxième pilier (développement rural) qu’aucun remboursement ne peut être demandé pour les paiements effectués à la suite d’une erreur de l’autorité  si l’erreur ne pouvait raisonnablement être décelée par le bénéficiaire, et à condition que la décision n’ait pas été communiquée dans les douze mois suivant le paiement si l’erreur a trait à des éléments factuels pertinents pour le calcul de l’aide concernée. L’appréciation du caractère décelable de l’erreur a donné lieu à des décisions de jurisprudence que l’auteur commente, et il rappelle, après s’être interrogé sur l’articulation des régimes de prescription de droit européen et de droit interne, que les décisions de récupération de montants indument payés sont soumises à au moins deux conditions de régularité: la motivation et le respect d’une certaine contradiction.
  3. La troisième question examinée par l’auteur touche, pour l’essentiel, au respect du principe de légalité en matière de conditionnalité. L’auteur souligne que certains juges, au nom du principe de l’effet direct du droit européen dans l’ordre interne, ont tendance à perdre de vue que la législation européenne en matière de conditionnalité consiste en un cadre dont la définition laisse à chaque Etat membre le soin de l’adapter à ses particularités propres, si bien que dans l’exercice du contrôle de légalité, il ne peut suffire de s’arrêter à la législation européenne et que le contrôle doit s’étendre à sa traduction dans l’ordre interne. C’est ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 6 octobre 2016.
  4. Quatrième point: l’exception agricole à la règle de la concurrence. L’auteur se saisit de l’affaire française dite du Cartel des endives et de l’arrêt prononcé par la Cour de justice de l’Union européenne le 14 novembre 2017 pour rappeler que les spécificités de l’agriculture justifient des restrictions ou exceptions au sacro-saint principe de la concurrence. Ces spécificités sont, en Wallonie, rappelées à l’article D.1 du Code wallon de l’agriculture où l’on peut lire notamment que l’agriculture est essentielle au fonctionnement économique, social et environnemental de la Région, qu’elle concourt à un développement durable et que sa principale fonction est la fonction nourricière. Une application stricte des règles de concurrence en viendrait à contredire les objectifs assignés à l’agriculture. C’est ce qui pousse à autoriser et à encourager la création d’organisations de producteurs, d’associations de groupements de producteurs (AOP) et d’organisations interprofessionnelles. L’intérêt de l’arrêt de la Cour de justice tient à ceci qu’après avoir rappelé les principes régissant l’articulation entre le droit de la concurrence et la politique agricole, il reconnaît la légitimité des objectifs poursuivis par les organisations de producteurs ou les AOP et celle d’accords, de décisions ou de pratiques qui pourraient être qualifiés d’anticoncurrentiels, à condition qu’ils restent dans un cadre constitué de l’exigence d’habilitation, du maintien des pratiques dans un cadre interne, et du respect des objectifs assignés.
  5. Cinquième question abordée dans cette remarquable étude: la force probante des données récoltées par les Organismes payeurs. Il est ici question du SIGeC (Système intégré de gestion et de contrôle), qui a été institué pour collecter les données sur base desquelles les opérations financées par l’Union européenne peuvent être correctement appliquées et exécutées. Ces données sont en principes des données à caractère personnel couvertes par les règles relatives à la protection de la vie privée, mais l’auteur relève qu’on en fait état dans divers contentieux (formulaires de demande unique ou de déclarations de superficie et demande d’aides, en particulier).
  6. L’étude, que son auteur présente comme un examen de jurisprudence mais qui en dépasse largement le cadre, s’achève sur la question des superficies dites maximales de rentabilité. L’intention est d’illustrer, par cette problématique cette fois purement nationale propre à la Belgique, l’importance du droit public et du droit administratif en droit rural. Est évoqué l’arrêt prononcé par la Cour de cassation le 8 juin 2017  que nous avions commenté dans ce blog (https://www.demeterius.be/superficies-maximales-de-rentabilite-arrete-illegal/).

L’auteur conclut que le droit rural n’échappe pas au phénomène de prolifération des normes qui frappe toutes les branches du droit et que l’activité agricole, eu égard à ses fonctions économiques, sociales et environnementales, est largement encadrée par les pouvoirs publics.

 

2) Aménagement foncier

L’article est suivi d’une note d’Etienne ORBAN de XIVRY intitulée « Nouveautés en matière d’aménagement foncier de biens ruraux en Région wallonne ». L’auteur, qui est avocat à Marche-en-Famenne et enseigne à l’UCL, aux Facultés universitaires Saint-Louis et à la Faculté des Sciences agronomiques de Gembloux, y propose quelques réflexions tirées d’une jurisprudence récente dans le contexte des travaux tendant à réformer ce que l’on appelait autrefois le remembrement légal des biens ruraux, et que l’on nomme aujourd’hui « aménagement foncier » (Code wallon de l’agriculture, art. 266 à D.333). Aux termes de l’article 266, § 1er du Code, « L’aménagement foncier tend à constituer des parcelles régulières, aussi rapprochées que possible du siège de l’exploitation et jouissant d’accès indépendants, en veillant à préserver, voire à améliorer, la valeur paysagère et les services environnementaux y compris le maintien et le cas échéant le développement de la biodiversité des biens concernés ».

L’article s’ouvre sur une présentation des principaux axes de la réforme en cours, dont l’auteur a eu le privilège d’un résumé. Elle se poursuit sur une réflexion à partir de l’arrêt du Conseil d’Etat n° 199.195 du 22 décembre 2009, de l’arrêt du Conseil d’Etat n° 223.316 du 29 avril 2013, et de son arrêt n° 226.326 du 4 février 2014 relatif au remembrement légal de biens ruraux à Orp-Jauche.

Sur l’appui du premier de ces trois arrêts, l’auteur s’interroge sur la portée de l’article D.295 du Code wallon de l’agriculture et sur le commentaire qui en a été donné par le Gouvernement , selon lequel la décision prise par le comité d’aménagement foncier devrait s’analyser comme une décision administrative individuelle concernant chaque propriétaire auquel elle est notifiée, avec cette conséquence qu’en cas d’annulation, le travail du comité ne pourrait être remis en cause globalement. L’auteur s’insurge contre cette vision des choses, qu’il estime incorrecte. « Toutes les ‘décisions administratives individuelles’, observe-t-il, ne sont que l’application personnalisée d’une décision globale, et un tiers non exploitant ni propriétaire serait également recevable à introduire un recours au Conseil d’Etat. Le recours porterait dans ce cas nécessairement sur l’acte de relotissement lui-même. L’auteur se demande ensuite si une éventuelle annulation par le Conseil d’Etat serait nécessairement globale ou si elle pourrait être individuelle. Ne pouvant exclure qu’un arrêt d’annulation puisse garder une portée globale, l’auteur rappelle qu’aux termes de l’article 14ter des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat, telles qu’elles ont été modifiées par la loi du 19 janvier 2014, le Conseil d’Etat peut indiquer ceux des effets des actes individuels annulés qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement. Il observe encore que l’objectif de l’administration semble être aujourd’hui d’élaborer des aménagements fonciers ruraux sur de plus petites superficies ou des aménagements sectoriels.

Sur l’appui des deux arrêts suivants, l’auteur s’interroge sur l’étude d’évaluation des incidences sur l’environnement qui doit accompagner les opérations d’aménagement foncier. Considérant que le contenu et la procédure d’évaluation des incidences sur l’environnement des projets d’aménagement foncier, d’une part, et des plans et programmes d’aménagement, d’autre part, sont différents, l’auteur observe que la question de savoir s’il y va d’un plan ou d’un programme, ou au contraire d’un projet, n’est pas dénuée d’intérêt. Il forme le voeu que le législateur s’empare de cette question dans les meilleurs délais.

 

3) Bail à ferme, procédure, appel en conciliation

Le numéro propose ensuite deux décisions de jurisprudence intéressant la procédure dans la matière du bail à ferme que l’on sait caractérisée par l’obligation, pour le futur demandeur, de faire précéder sa demande d’un appel en conciliation sous peine d’irrecevabilité de sa demande au fond.

Suffit-il, pour répondre au prescrit de l’article 1345 du Code judiciaire, d’appeler en conciliation, ou faut-il prendre part effectivement à la tentative de conciliation? La Cour d’appel de Gand, dans l’arrêt publié du 14 janvier 2016, décide de déclarer irrecevable la demande d’une partie qui avait fait acte d’intervention volontaire au motif qu’elle n’avait pas comparu à l’audience des conciliations à laquelle la tentative de conciliation, introduite à une date antérieure, avait été remise. Pour la Cour, l’absence de comparution, à l’audience des conciliations, de la partie demanderesse en conciliation, doit être assimilée à une absence d’appel en conciliation. La position de la Cour d’appel peut être tenue pour sévère et ne paraît pas pouvoir être érigée en règle. On tient habituellement compte des circonstances propres à chaque cas. S’il est clair qu’il ne faut pas vider l’obligation d’appel en conciliation de son sens en y sacrifiant de manière purement formelle, il ne convient pas non plus de décréter a priori que toute absence à l’audience des conciliations est assimilable à une absence d’appel en conciliation. La décision est suivie d’une note anonyme intitulée: « La partie demanderesse doit comparaître à l’audience des conciliations conformément à l’article 1345 du Code judiciaire ». Il a toutefois déjà été jugé que cette exigence d’une comparution effective à l’audience des conciliations revient à ajouter à la loi une obligation qui n’y figure pas.

Le numéro propose encore une décision du Juge de paix de Tielt du 24 janvier 2018 qui décide de déclarer une action recevable encore que la partie défenderesse, qui soulevait l’exception d’irrecevabilité, ait été appelée en conciliation sur base de l’article 732 du Code judiciaire plutôt que sur base de son article 1345. L’article 731 du Code judiciaire prévoit d’une manière générale qu’il entre dans la mission du juge de concilier les parties. « Sans préjudice des dispositions des articles 1724 à 1737, y est-il précisé, toute demande principale introductive d’instance entre parties capables de transiger et sur des objets susceptibles d’être réglés par transaction, peut être préalablement soumise, à la requête d’une des parties ou de leur commun accord, à fin de conciliation au juge compétent pour en connaître au premier degré de juridiction. Sauf dans les cas prévus par la loi, le préliminaire de conciliation ne peut être imposé. » Le bail à ferme fait partie des exceptions. La tentative de conciliation n’y est pas proposée comme une faculté, elle est imposée comme une obligation, et la procédure est réglée de façon précise par l’article 1345 du Code judiciaire, qui permet au juge de désigner un conseil technique, d’initiative ou de l’accord des parties. Mais pour le juge de paix de Tielt, l’important est que la tentative de conciliation ait pu avoir lieu. Les formalités prévues à l’article 1345 ne le sont pas à peine d’une quelconque sanction, et la partie appelée en conciliation sur pied des articles 730 et suivants ne peut pas raisonnablement prétendre que ses intérêts ont été lésés.

 

4) Prairies historiques permanentes, Natura 2000, paiements directs. L’agriculteur actif.

Le lecteur trouvera encore dans ce numéro 2 de la Revue de droit rural de l’année 2018 une décision de la chambre néerlandophone du Tribunal de première instance de Bruxelles prononcée le 12 janvier 2018 sur une action introduite contre la Région flamande à l’initiative de l’A.S.B.L. flamande de Protection des oiseaux, de l’A.S.B.L. « Natuurpunt », de l’Association pour la Nature et le Paysage en Flandre et de la West-Vlaamse Milieufederatie. Ces associations reprochaient à la Région flamande d’avoir violé l’article 9bis, § 7 du décret-Nature du 21 octobre 1997, en vertu duquel le Gouvernement flamand arrête dans les 210 jours suivant le début d’une enquête publique la carte des prairies historiques permanentes et détermine pour quelles prairies s’applique une interdiction de modification de la végétation ou un permis d’environnement pour la modification de la végétation. Elles reprochaient au Gouvernement flamand d’avoir soustrait à la protection sur base du décret Nature certaines prairies permanentes historiques qui étaient désignées comme telles sur la carte définitive de la région agricole des Polders. Elles reprochaient subsidiairement à la Région flamande une violation du principe d’égalité consacré par les articles 10 et 11 de la Constitution en omettant de soumettre certaines prairies historiques permanentes de la région des Polders à la réglementation relative à la protection de la nature et à ne les soumettre qu’aux règles propres à la législation agricole.

Rappelons qu’aux termes de l’article 45.1 du Règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013, qui établit les règles relatives aux paiements directs en faveur des agriculteurs au titre des régimes de soutien relevant de la politique agricole commune:

« Les États membres désignent les prairies permanentes qui sont sensibles d’un point de vue environnemental dans les zones visées par les directives 92/43/CEE (conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages) ou 2009/147/CE (conservation des oiseaux sauvages, alias « directive oiseaux »), y compris dans les tourbières et les zones humides situées dans ces zones, et qui ont besoin d’une protection stricte afin de remplir les objectifs de ces directives.

« Afin d’assurer la protection des prairies permanentes utiles d’un point de vue environnemental, les États membres peuvent décider de désigner d’autres surfaces sensibles situées hors des zones couvertes par les directives 92/43/CEE ou 2009/147/CE, y compris les prairies permanentes sur des sols riches en carbone.

« Les agriculteurs ne convertissent ni ne labourent les prairies permanentes situées dans les zones désignées par les États membres en vertu du premier alinéa et, le cas échéant, du deuxième alinéa. »

C’est le même règlement qui, en son article 9, définit ce qu’il y a lieu d’entendre par « agriculteur actif » en décidant qu’ « aucun paiement direct n’est octroyé à des personnes physiques ou morales, ni à des groupements de personnes physiques ou morales dont les surfaces agricoles sont principa­lement des surfaces naturellement conservées dans un état qui les rend adaptées au pâturage ou à la culture, et qui n’exercent pas sur ces surfaces l’activité minimale définie par les États membres conformément à l’article 4, paragraphe 2, point b). »

Un arrêté du 12 février 2015 du Gouvernement wallon exécutant le régime des paiements directs en faveur des agriculteurs  (M.B. 10/03/2015) donne en son chapitre 4 les critères qui permettent de distinguer l’agriculteur actif de ce que l’on appelle communément l’agriculteur improvisé, l’agriculteur hobbyiste ou l’agriculteur du dimanche.