Vente d’herbe, bail saisonnier et bail à ferme: le piège

Des propriétaires de pâtures peuvent-ils, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes agriculteurs, conclure des contrats de vente d’herbe sans se retrouver pris dans les rets d’un bail à ferme? L’erreur concernant les contrats de vente d’herbe est à ce point commune qu’étant partagée et propagée par des juristes, même spécialisés, elle pourrait bien finir par se cristalliser en droit. Il vaut donc la peine de la dénoncer.

 

1. L’erreur commune fait le droit

Lorsqu’on dit, en droit, qu’une erreur commune est créatrice de droit (error communis facit jus), on entend généralement que l’apparence, qui est parfois trompeuse, peut malgré tout engager celui qui l’a fait naître du moment qu’à peu près n’importe qui (tout homme normalement diligent et prudent) serait tombé dans le panneau. Si par exemple vous adoptez une attitude telle que votre interlocuteur peut raisonnablement vous croire mandaté par des tiers, vous pouvez en arriver à engager les tiers en question vis-à-vis de votre interlocuteur. Mais il arrive qu’une erreur commune devienne créatrice de droit en un autre sens, moins sympathique, par exemple quand elle est relayée par des personnes qui sont supposées faire autorité. Ainsi une erreur commune relayée par le législateur peut-elle conduire à son institutionnalisation, et par conséquent à sa perpétuation.

Les temps de réformes ne sont donc pas seulement des moments où l’espoir d’une politique mieux adaptée prend corps dans des   propositions ou des projets de loi: ce sont aussi des moments où, paradoxalement de vieilles erreurs risquent de recevoir un ancrage, un enracinement durable.

Nous avons mis le lecteur en garde, dans notre article précédent (Ventes d’herbe ou bail à ferme? Attention à certains modèles de contrats) contre certains modèles de contrats de vente d’herbe qui rapprochent indûment la vente d’herbe et le contrat de pâturage et les disent soumis à l’article 2, 2° de la loi sur le bail à ferme, ce qui revient à y reconnaître des baux. De là à basculer dans le bail à ferme, il n’y a plus qu’un pas.

2. Une erreur véhiculée par les spécialistes

L’erreur véhiculée par ces modèles de contrats est à ce point commune qu’elle est partagée par notre actuel ministre de l’Agriculture. Dans le cadre des travaux préparatoires du tout prochain Décret wallon sur la réforme du bail à ferme, qui a été voté en assemblée plénière le mardi 30 avril 2019 à 68 voix contre 4 abstentions , le député Patrick PREVOT avait demandé au ministre COLIN si les ventes d’herbe étaient couvertes par les conventions visées à l’article 2, 2° de la loi sur le bail à ferme, avec cette conséquence qu’un propriétaire non exploitant ne pourrait en conclure sans se soumettre au régime du bail à ferme. Le ministre lui a répondu par l’affirmative (Doc. parl. wallon, 1317 (2018-2019, N° 3 et 1318 (2018-2019), N° 7, rapport présenté au nom de la Commission de l’agriculture, du tourisme et du patrimoine, p. 9). Au cours des mêmes travaux parlementaires le député Josy ARENS a demandé au ministre de confirmer que les ventes d’herbe ne sont concernées par aucune des formules de bail, même pas le bail de courte durée, c’est-à-dire si la loi exclut bien cette « opération » du bail à ferme (ibidem, p. . Le ministre lui a répondu comme suit:

« Une vente d’herbe qui est consentie au bénéfice d’un exploitant agricole ne donne pas lieu à la reconnaissance d’un bail à ferme. En effet, ne sont pas régies par les dispositions du bail à ferme, les conventions dont l’objet implique une durée d’occupation inférieure à un an et par lesquelles l’exploitant agricole de terres et de pâturages, après avoir effectué les travaux de préparation et de fumures, en accorde contre paiement la jouissance à un tiers pour une culture déterminée. C’est ce que l’on appelle plus communément la vente d’herbe. Pour que la vente d’herbe ne soit pas soumise au bail à ferme, il faut que l’exploitant soit un exploitant agricole. »

La réponse du ministre paraît traduire une connaissance  approximative de l’article 2, 2° de la loi sur le bail à ferme auquel il se réfère. Cette disposition, qui ne concerne pas les contrats de vente d’herbe mais les baux saisonniers, n’exclut pas ces derniers du bail à ferme lorsqu’ils sont consentis au profit d’un exploitant agricole, mais bien lorsqu’ils sont consentis par un exploitant agricole, et à condition que cet exploitant se réserve les travaux de préparation et d’engraissement. Si la vente d’herbe sur pied devait être assimilée à une « convention dont l’objet implique une durée d’occupation inférieure à un an » sous prétexte que l’acheteur de l’herbe sur pied doit toujours occuper la prairie au minimum le temps de la fauche, il faudrait considérer que toute vente d’herbe dissimule un bail dès que l’herbe est vendue sur pied puisqu’il faut bien occuper la prairie le temps de la récolte. Cela nous semble excessif, et conduit à limiter le bénéfice des contrats de vente d’herbe aux seuls exploitants agricoles. Plus aucun propriétaire d’une prairie ne devrait s’exposer au risque de vendre l’herbe sur pied s’il n’était lui-même agriculteur.

A la décharge du ministre, on notera qu’à l’article 10, alinéa 3 de la loi sur le bail à ferme, qui contient une référence explicite aux contrats de vente d’herbe, on lit que « Ne constituent pas une exploitation personnelle, la vente d’herbes ou de récolte sur pied au cas où les bénéficiaires de la reprise au cours des neuf ans qui suivent le départ du preneur, ne se chargent pas des travaux ordinaires de culture et d’entretien, ni la prise en pension de bétail au cours de la même période de neuf ans. » On pourrait être tenté d’en déduire que dans la loi actuelle déjà, le législateur traite la vente d’herbe comme un bail saisonnier, mais ce serait une erreur: la portée de cette disposition est de veiller à ce que la vente de l’herbe soit le fait d’un exploitant digne de ce nom lorsqu’elle est consentie au cours de la période probatoire de neuf ans qui suit la période de préavis d’un congé pour exploitation personnelle validé.

3. Un jugement qui remet les pendules à l’heure

Un jugement inédit du Tribunal civil de Namur, division de Namur prononcé le 11 janvier 2016 est à cet égard d’une clarté exemplaire. L’affaire opposait un couple d’exploitants à une administration publique qui, durant près de trente ans, avait déclaré leur vendre l’herbe sur pied sur une quinzaine d’hectares. Au moment où l’administration avait exprimé le souhait de retrouver la disposition des prairies, le couple d’exploitants s’était prévalu d’un bail à ferme. Dans les conclusions qui avaient été prises pour son compte, l’administration reconnaissait avoir « garanti la jouissance des parcelles litigieuses » jusqu’à la pension des deux exploitants. Elle reconnaissait également qu’elle leur avait permis d' »exploiter » les prairies. On retiendra du jugement, en particulier, l’extrait suivant:

« Avant d’analyser concrètement les conventions litigieuses et leurs modalités d’exécution il convient de rappeler, succinctement, les critères permettant de qualifier une convention de vente, ou de bail à ferme.

« Un contrat de vente d’herbe est une convention ayant pour objet le transfert d’une certaine quantité d’herbe, coupée ou sur pied, contre le paiement d’un prix.

« Ce type de convention est soumis aux articles 1582 et suivants du Code civil.

« Par contre, une convention ayant pour objet la jouissance d’un immeuble, pendant un certain temps (déterminé ou non), et moyennant un certain prix, est un contrat de bail (article 1709 du Code civil).

« Il existe donc, entre la vente et le bail, une différence de nature.

« La première a pour objet le transfert de la propriété d’une chose, tandis que le second porte sur la jouissance temporaire d’un bien.

« Si un bail porte sur un bien immeuble affecté principalement à une exploitation agricole, il est alors soumis, en principe,, à la loi du 4 novembre 1969 concernant les règles particulières aux baux à ferme.

« C’est en ce sens qu’il convient de comprendre la motivation de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 novembre 1999 vanté par [l’administration publique], suivant lequel ‘la loi sur le bail à ferme ne s’applique à une convention (de vente d’herbe) que si celle-ci répond aux conditions prévues à son article 1er.’

« En réalité, il eût été plus précis d’indiquer que la loi sur les baux à ferme ne s’applique à une convention qualifiée de vente d’herbe que si celle-ci répond aux conditions prévues à son article 1er.

« En effet, les règles relatives aux baux en général (et aux baux à ferme en particulier) et les règles relatives à la vente s’excluent mutuellement, eu égard à la nature différente de ces conventions.

« En d’autres termes, la qualification de vente d’herbe exclut l’application des règles relatives au bail à ferme pour autant que cette qualification corresponde, dans les faits, à la définition légale du contrat de vente.

« Il convient encore d’ajouter que, par exception à son article 1er, l’article 2, 2° de la loi du 4 novembre 1969 prévoit que ne sont pas soumises aux règles particulières aux baux à ferme ‘les conventions dont l’objet implique une durée d’occupation inférieure à un an et par lesquelles l’exploitant de terres et de pâturages, après avoir effectué les travaux de préparation et de fumure, en accorde, contre paiement, la jouissance à un tiers pour une culture déterminée.’

« D’aucuns qualifient parfois de « vente d’herbe » les conventions visées par la disposition ci-dessus.

« Cette qualification est inadéquate, puisque l’article 2, 2° dispose clairement qu’il ne s’applique qu’aux conventions dont l’objet est de confier la jouissance de terres ou de pâturages à un tiers, contre paiement, pour une durée inférieure à un an.

« Par définition, ce texte ne s’applique dès lors qu’aux baux, et non aux contrats de vente, ces derniers n’ayant pas pour objet de confier à un tiers la jouissance d’un bien pour une durée limitée.

« Telle est précisément la raison pour laquelle l’article 2, 2° de la loi du 4 novembre 1969 constitue une exception à son article 1er.

« En conclusion, les principes rappelés ci-dessus peuvent être synthétisés comme suit:

    • si une convention a pour objet le transfert de la propriété d’une certaine quantité d’herbe, contre le paiement d’un prix, il s’agit d’une vente d’herbe, non soumise aux règles relatives aux baux en général ni aux baux à ferme en particulier (exclusion du champ d’application de son article 1er);
    • si une convention a pour objet de faire jouir une partie d’un immeuble, pendant un certain temps, et contre paiement, il s’agit d’un bail;
    • si cette convention porte sur des biens immeubles affectés principalement à l’exploitation agricole du preneur, il s’agit d’un bail à ferme (article 1er de la loi du 4 novembre 1969);
    • si cette convention implique une durée d’occupation inférieure à un an, est concédée par un exploitant de terres et de pâturages, après qu’il ait effectué les travaux de préparation et de fumure, et pour une culture déterminée, elle n’est toutefois pas soumise aux règles particulières aux baux à ferme (article 2, 2° de la loi)

Difficile de trouver meilleure et plus claire distinction entre le contrat de vente d’herbe, les baux saisonniers et le bail à ferme.

La lecture du présent article peut être utilement complétée par celle de l’article de Jean-Marie DELPERIER, notaire à RENNES: « L’avenir de la vente d’herbe« , publié en France dans la revue juridique de l’Ouest (Persée, 1994, pp. 499-511), et par celle d’un autre article de notre blog: Vente d’herbe ou bail à ferme? Attention à certains modèles de contrat!